Les décisions des banques centrales — relèvement ou baisse des taux, rachats d'actifs massifs, opérations de refinancement — pèsent directement sur la vie quotidienne : taux d'emprunt immobilier, rendement des épargnes, prix des actifs. Mais elles ont aussi des effets plus diffus et moins visibles : la façon dont la création monétaire se diffuse dans l'économie peut aggraver ou atténuer les inégalités sociales. Je reviens ici sur les leviers concrets dont disposent les banques centrales pour agir sans creuser ces inégalités, et sur ce que cela implique en termes de coordination avec les pouvoirs publics et de gouvernance démocratique.
Pourquoi la politique monétaire peut creuser les inégalités
Il est utile de rappeler quelques mécanismes. Les politiques monétaires accommodantes — taux bas et achats d'actifs — ont tendance à soutenir le prix des actifs financiers et immobiliers. Or, la détention de ces actifs est fortement inégalitaire : les 10 % les plus riches détiennent une large part des actions et des obligations, tandis que les ménages modestes disposent davantage de salaires et d'épargne liquide. Résultat : quand les marchés montent, les ménages aisés gagnent plus.
Inversement, un resserrement monétaire destiné à contenir l'inflation pèse sur les emprunteurs : ménages endettés, petites entreprises. Les hausses de taux sont donc un double tranchant, et leurs changements rapides peuvent frapper les plus fragiles.
Trois principes que je défends pour une politique monétaire moins inégalitaire
- Précision des objectifs : au-delà de la stabilité des prix, la banque centrale doit prendre en compte les effets distributifs de ses actions et travailler avec des indicateurs complémentaires (emploi, condition des ménages vulnérables).
- Coordination avec la politique budgétaire : la monétisation de déficits publics n'est pas une solution miracle. En revanche, une alliance claire entre banque centrale et fiscalité progressive permet d'utiliser la politique monétaire sans que les bénéfices aillent principalement aux plus riches.
- Conception ciblée des instruments : toutes les interventions ne se valent pas. Il existe des outils qui peuvent cibler le crédit et soutenir l'économie réelle sans gonfler excessivement les actifs financiers.
Quels outils concrets peuvent être utilisés ?
Voici des pistes pratiques, certaines déjà expérimentées, d'autres nécessitant des adaptations institutionnelles.
1. Opérations ciblées de refinancement (TLTRO-like)
Les opérations de type TLTRO (Targeted Long-Term Refinancing Operations) de la BCE sont un bon exemple : la banque centrale prête à taux bas aux banques à condition qu'elles augmentent le crédit aux entreprises et aux ménages. En favorisant les prêts à l'économie réelle plutôt que l'achat d'actifs financiers, on réduit le risque que la liquidité profite principalement aux détenteurs d'actifs.
2. Achat d'actifs plus sélectifs
Les programmes d'achats d'actifs (QE) peuvent être calibrés : plutôt que d'acheter massivement des obligations d'État ou des actions, une banque centrale pourrait soutenir des titres liés à des projets d'infrastructures locales, des obligations vertes, ou des titres émis par des véhicules de financement des PME. L'idée est de diriger la création monétaire vers des usages productifs et socialement utiles.
3. Stérilisation et instruments macroprudentiels
Pour éviter que la liquidité injectée ne finisse sur les marchés financiers, les banques centrales peuvent utiliser des instruments de stérilisation (retrait de liquidité via des dépôts rémunérés) et des règles macroprudentielles plus strictes (ratio de prêts/valeurs, exigences de fonds propres) afin de limiter l'effet de levier excessif des banques et la spéculation.
4. Tarification différenciée des réserves bancaires
Une idée moins courante mais intéressante est la tarification différenciée des réserves ou des facilités de prêt selon l'usage : des conditions plus favorables si les fonds servent au financement des PME, du logement social ou des transitions énergétiques. Cela nécessite des systèmes de reporting fins, mais c'est techniquement faisable.
5. Conception inclusive des CBDC (monnaie digitale de banque centrale)
La perspective d'une monnaie digitale (CBDC) offre des opportunités pour une distribution plus équitable de la liquidité : versements directs, aides ciblées, facilitation des paiements pour les non-bancarisés. Mais l'architecture compte : si une CBDC est conçue comme réserve pour les plateformes financières, elle risque d'accentuer la financiarisation. Il faut donc privilégier un design orienté vers l'inclusion (comptes de base accessibles, plafonds, outils de protection sociale intégrés).
6. Transparence, évaluation et communication ciblée
Je suis convaincue qu'une banque centrale responsable doit publier des évaluations d'impact distributif de ses grandes opérations. Cela implique des études ex ante/ex post sur qui bénéficie des mesures (par déciles de revenu, par catégorie d'actifs). Une communication claire permet aussi d'ajuster rapidement les instruments si les effets indésirables apparaissent.
Coordination indispensable avec le pouvoir fiscal
Rien de tout cela n'est suffisant sans une politique budgétaire active. La banque centrale ne peut pas, et ne doit pas, porter seule l'objectif d'équité. Mais elle peut faciliter des choix fiscaux en garantissant des conditions de financement favorables pour des mesures de redistribution efficaces : transferts ciblés, aides aux primo-accédants, investissements dans la formation et les infrastructures sociales.
Par exemple, un programme de rachats d'actifs combiné à une taxation temporaire des plus-values financières (ou à une contribution exceptionnelle sur certains actifs) permettrait de récupérer une partie du bénéfice des plus aisés et de le rediriger vers des investissements publics. Ces mesures exigent un dialogue transparent entre autorités monétaires et gouvernements élus.
Questions pratiques que l'on me pose souvent
- Les banques centrales doivent-elles abandonner l'indépendance ? Non. Mais l'indépendance n'exclut pas la responsabilité démocratique. Des mécanismes de reddition de comptes plus robustes et des mandats clairs intégrant des objectifs sociaux sont nécessaires.
- Les politiques ciblées ne créent-elles pas des distorsions ? Toute intervention comporte des risques. L'enjeu est d'en limiter les effets pervers par des évaluations régulières, une conception expérimentale (pilotes), et une coordination avec la régulation financière.
- Est-ce compatible avec la lutte contre l'inflation ? Oui, si la politique macroéconomique est pensée globalement : des mesures ciblées peuvent soutenir la demande réelle sans alimenter une bulle d'actifs. Par ailleurs, une politique budgétaire contracyclique bien conçue facilite la stabilisation sans imposer des ajustements brutaux aux ménages.
Quelques exemples concrets
| BCE | TLTROs pour soutenir le crédit bancaire aux entreprises pendant la pandémie. |
| Banque d'Angleterre | Considérations accrues sur les effets distribués du QE et discussions sur des outils macroprudentiels. |
| Banque du Japon | Interventions longues sur les rendements pour stabiliser l'économie mais débat sur l'impact sur banques et épargnants. |
Nous ne partons pas de zéro : des expériences existent et peuvent être raffinées. L'essentiel tient moins à l'invention d'outils miraculeux qu'à l'évolution des priorités, à la transparence, et à la volonté politique de coordonner la politique monétaire avec des politiques fiscales et sociales ambitieuses. En tant que citoyenne attentive aux enjeux publics, je crois que la banque centrale peut — et doit — être un acteur de stabilisation compatible avec la justice sociale, à condition de repenser ses instruments et sa relation aux institutions démocratiques.