La question revient sans cesse dans les discussions publiques et les dîners politiques : peut-on concilier souveraineté industrielle et transition écologique en France ? Pour ma part, je pense que l'enjeu n'est pas seulement technique ou économique, mais profondément politique et culturel. Il nécessite de repenser notre manière de produire, d'investir et d'organiser l'action publique. Dans cet article, j'explore des pistes concrètes, des tensions à reconnaître et des leviers mobilisables pour faire vivre simultanément ambition industrielle et impératif climatique.
Pourquoi le dilemme apparaît si souvent
À première vue, la souveraineté industrielle — garantir que nous maîtrisions les capacités de production essentielles sur notre sol — et la transition écologique — réduire drastiquement nos émissions et nos consommations — peuvent sembler contradictoires. L'une appelle à relocaliser des chaînes de valeur, soutenir des secteurs stratégiques et parfois protéger des filières ; l'autre invite à réduire la production matérielle, favoriser la sobriété et limiter l'extraction de ressources.
Mais cette opposition est trop binaire. La véritable question est de savoir quelle industrie voulons-nous soutenir : une industrie intensément carbonée ou une industrie décarbonée, innovante et résiliente ? Soutenir des capacités industrielles en France ne signifie pas automatiquement maintenir des modèles anciens : il s'agit d'orienter cette souveraineté vers des technologies et des procédés compatibles avec la transition.
Trois priorités pour concilier les deux objectifs
Sur le terrain, je vois trois priorités qui doivent guider l'action publique et privée.
- Prioriser les technologies décarbonées et les filières stratégiques vertes : énergies renouvelables, hydrogène bas-carbone, stockage, mobilité électrique, économie circulaire. Soutenir la production nationale dans ces domaines renforce à la fois la sécurité d'approvisionnement et l'objectif climatique.
- Investir massivement dans la R&D et la formation : la souveraineté passe par la capacité d'innovation et de montée en compétence. Airbus en est un exemple en matière aéronautique ; la question est de reproduire ce modèle pour l'électrification des transports et les batteries, en encourageant partenariats publics-privés et filières locales comme l'implantation d'usines de batteries ou de composants pour éoliennes.
- Encourager la sobriété et l'économie circulaire : produire localement ne suffit pas. Nous devons réduire la demande de matières premières et allonger la durée de vie des produits (réparabilité, réemploi). Cela demande des normes, des incitations fiscales et un changement des comportements.
Quels instruments publics pour y parvenir ?
La puissance publique dispose d'un arsenal d'outils qu'il faut combiner :
- Politiques industrielles ciblées : aides conditionnées à des objectifs de décarbonation et d'emplois qualifiés, achats publics responsables pour créer des débouchés (ex : buses à hydrogène pour flottes municipales).
- Réglementation et standards : labels de recyclabilité, taux de contenu recyclé, normes de réparabilité (déjà en cours en Europe) pour transformer la demande.
- Fiscalité verte : réorienter soutiens et subventions depuis les énergies fossiles vers les alternatives bas-carbone, tout en protégeant les ménages vulnérables.
- Investissements publics et fonds souverains : utiliser des outils comme la Banque des Territoires, Bpifrance ou un fonds dédié à la reindustrialisation décarbonée pour financer les transitions locales.
Exemples concrets en France
Quelques projets montrent que la conciliation est possible, avec des résultats prometteurs mais parfois imparfaits.
- Le développement de fermes éoliennes et de la filière éolien marin : création d'emplois en région, montée en compétences locales, mais dépendance encore aux composants importés (pales, nacelles). L'enjeu est d'aller plus loin dans la chaîne de valeur.
- L'essor de la mobilité électrique : Renault, PSA (Stellantis) et d'autres investissent dans des usines de batteries et la chaîne d'assemblage. Cela permet de sécuriser l'approvisionnement et de réduire l'empreinte des véhicules, mais nécessite des matières premières dont l'extraction est souvent distante et parfois conflictuelle.
- L'hydrogène : projets industriels pour l'hydrogène vert, notamment dans des régions industrielles désindustrialisées, qui pourraient offrir une alternative pour décarboner la sidérurgie ou le transport lourd.
Les tensions à ne pas minimiser
Plusieurs obstacles restent majeurs :
- La question des matières premières : batteries, terres rares, métaux stratégiques restent largement importés. La souveraineté ne se joue pas uniquement sur le sol national mais sur les approvisionnements mondiaux.
- Le coût à court terme : industrialiser en France coûte parfois plus cher que de délocaliser. Il faut accepter des choix politiques qui privilégient la résilience et l'environnement sur la rentabilité immédiate.
- La concurrence internationale et le risque de protectionnisme : les mesures de soutien doivent respecter les règles européennes et internationales et éviter des réponses qui en retour freinent la transition globale.
- Les arbitrages sociaux : transformer des filières existantes (automobile, pétrochimie) exige des parcours de reconversion pour les travailleurs et un dialogue social robuste.
Ce que je propose, concrètement
En tant que citoyenne et observatrice, je défends quelques orientations opérationnelles :
- Soutenir prioritairement les investissements industriels qui démontrent une trajectoire claire de réduction des émissions et un plan de montée en capacité locale (composants, maintenance).
- Mettre en place des "contrats de filières" liant aides publiques, objectifs de décarbonation et engagements sociaux (formation, maintien de l'emploi).
- Renforcer la souveraineté sur les technologies numériques et critiques (semi-conducteurs, data centers bas-carbone) pour éviter une dépendance qui handicape aussi la transition.
- Accélérer les politiques de réemploi et de réparabilité pour que la relocalisation s'accompagne d'une réduction réelle des besoins matériels.
Vers une souveraineté durable
La souveraineté industrielle que je défends n'est pas une fin en soi : elle doit servir une ambition plus large — la résilience écologique, la sécurité sociale et la démocratie industrielle. Soutenir des usines d'assemblage sans garantir des chaînes d'approvisionnement responsables ou sans réduire la demande matérielle reviendrait à entretenir des illusions. À l'inverse, renoncer à produire localement des technologies vertes au prétexte de la globalisation, c'est accepter une dépendance qui fragilise notre capacité à atteindre nos objectifs climatiques.
Il y a des compromis difficiles à faire, des choix d'arbitrage, mais aussi des opportunités : en orientant nos outils industriels vers la transition, en formant des milliers de métiers d'avenir et en privilégiant l'économie circulaire, la France peut être à la fois souveraine et écologiquement ambitieuse. Ce parcours demande de la cohérence politique, de la pédagogie et des alliances entre acteurs publics, entreprises et citoyens — mais il est possible, et c'est un cap que je souhaite voir pris avec détermination.